Lorsque c’est mon tour de cuisiner, je commence par faire l’état des lieux des aliments que m’offrent mes placards et la pièce d’à côté plus fraîche qui nous sert de garde-manger et aussi d’atelier. Les légumes, les graines, les épices, les farines, alignés les uns à côté des autres semblent être une palette de peintre, une palette comestible chargée d’énergies solaires et terrestres qui bientôt nourriront toute une tablée. Comme des mains creusées pour accueillir l’eau d’un ruisseau, les bols et les assiettes en faïence peinte un peu ébréchées portent la mémoire de tant de repas quotidiens et qui aujourd’hui encore accueilleront le déjeuner pour offrir l’énergie vitale. Alors comme le bol, je souhaite accueillir tel les vieilles racines du mot, c’est-à-dire réunir, rassembler.
Je me souviens d’un stage que j’ai réalisé chez un artiste faiseur de meubles et de poussière de bois. Le temps du repas était un moment essentiel dans la journée, l’heure de la sieste des machines, le temps de la pause et des discussions. L’heure du déjeuner m’offrait chaque jour un peu plus d’informations sur les personnes qui travaillaient dans l’atelier. Chaque déjeuner complétait des bribes de leurs histoires. Une heure avant le déjeuner, je quittais ma ponceuse et mes poussières pour monter à la cuisine toute éclairée du soleil qui passait au travers de la verrière. C’était un moment délicieux avec lequel je devais répondre à une importante mission : faire plaisir avec des ingrédients simples et une petite heure de travail. Sur la grande table ronde en bois, je disposais le paysage des plats et des couverts autour d’un bouquet de fleurs fraîches. The Food is ready ! S’en suivait alors le silence soudain des machines et les pas dans les escaliers, puis le bruit des couverts et des conversations.
Je me demandais parfois comment les nuages au-dessus de nous voyaient ce repas et ses convives, sûrement une sorte de petit écosystème.
Manger ça concerne tout le monde, car pour vivre nous devons manger. Pour nous déplacer, agir, penser, nous avons besoin d’énergie, de nutriments. Se nourrir est un acte premier, vital, indispensable à la vie.
Je pense qu’être designeuse, c’est réfléchir à comment accueillir, comment créer des connexions, comment lier des éléments, des personnes, des savoirs, des cultures entre elles comme dans le foyer d’une cuisine.
Design vient de l’ancien français designer dérivé du latin designare c’est-à-dire “marquer d’un signe, dessiner, indiquer”. Alors en étant designeuse je me demande qu’est ce que je veux montrer, qu’elle est l’empreinte que je souhaite laisser ? Comment je veux vivre ? Comment puis je être composante de cette immense communauté vivante que porte la planète ?
Un village, une ville, c’est un peu comme cette grande table, mais avec beaucoup d’ingrédients qui sont des êtres vivants, des éléments naturels, des constructions, des réseaux, des flux, etc … À l’échelle de mon village, de ma ville, comment puis-je de nouveau penser cette table et réunir autour d’elle ?
Au centre de la table est posé un pain. Je me demande alors qui l’a fait, d’où vient la farine qui le compose, combien de jours prends un levain pour monter, d’où vient le blé qui fait sa farine, qui a récolté et semé ce blé, et les graines avant d’être semées où étaient-elles, comment on-elles poussé, depuis quand existent-elles ? Un pain peut apporter tant de questionnements ! On part d’un petit point pour débobiner mailles après mailles son histoire qu’on peut ensuite lier à d’autres histoires, d’autres compagnon.e.s. Compagnons me dit mon cher dictionnaire vient du latin companionem, c’est à dire « celui qui partage le pain avec un autre », de cum, « avec », et panis, « pain ».
Il est maintenant l’heure de dessiner notre table avec ses plats, ses recettes, ses compogon.e.s, ses convives et ses délicieuses couleurs.
Morgane.